En Colombie, « l’heure est venue de gouverner, pour de vrai »

En Colombie, « l’heure est venue de gouverner, pour de vrai »
par Renaud Lambert, 6 juillet 2023
blog du Monde diplomatique juillet 2023
La Colombie a un problème. Non pas toute la Colombie, mais ses élites. Le premier président de gauche du pays, M. Gustavo Petro, en fonction depuis le 7 août 2022, entend en effet « mettre en œuvre le programme de gouvernement pour lequel le peuple a voté (1) ».
En Amérique latine comme ailleurs, les classes dominantes peuvent en général compter sur la prompte capitulation des dirigeants progressistes lorsqu’ils sont confrontés aux premières tensions. Il arrive même qu’ils piétinent leurs promesses de campagne avant même que les difficultés n’apparaissent. Ainsi du président chilien Gabriel Boric, élu en décembre 2021.
Porté au pouvoir par un mouvement social se revendiquant de l’héritage du socialiste Salvador Allende (2) et caractérisé par la répression policière qu’il avait subie (3), M. Boric décide finalement de faire adopter la loi Naín-Retamal, plus connue sous le nom de « Loi de la gâchette facile ». Ce texte prévoit, notamment, que toute utilisation de son arme par un policier soit considérée comme relevant de la légitime défense tant que le contraire n’a pas pu être démontré. L’ancien dirigeant étudiant opte également pour l’élargissement au nord du pays de l’état d’urgence imposé par son prédécesseur au sud. Pour ses électeurs, la déception se dessinait dès l’annonce de son choix pour le poste de ministre des finances : M. Mario Marcel, président de la Banque centrale de 2016 à 2022, dont la mission consiste à garantir la continuité avec les orientations de ses prédécesseurs.
Le renoncement de la gauche ne constitue toutefois pas une loi d’airain, comme le suggère la situation colombienne. Confronté aux verrous imaginés par ses adversaires pour empêcher le changement, le président Petro a choisi de résister. Il n’ignore sans doute pas qu’engager la lutte ne garantit pas la victoire, mais sa démarche offre l’avantage d’éclairer les enjeux réels de la transformation sociale.
Prouesse
Élu avec 50,44 % des voix au second tour de la présidentielle, mais sans majorité à l’Assemblée pour son Pacte historique (une coalition de partis de gauche), M. Petro s’assure dans un premier temps le soutien au Congrès du parti écologique Alianza Verde, ainsi que celui de trois partis du centre ou de droite : les libéraux, les conservateurs et le Parti social d’unité nationale (Parti de la U). Il parvient ainsi à faire passer une réforme fiscale déterminante pour un pays qui affichait jusque-là parmi les plus faibles recettes fiscales de la région : 13 % du produit intérieur brut (PIB) contre 16 % pour l’Amérique latine dans son ensemble (4). La réforme devrait ainsi rapporter l’équivalent de 1,8 % du PIB en plus à l’État — pour un total de 14,8 % du PIB de recettes fiscales, donc —, une réussite même si le chiffre n’atteint que la moitié de ce que M. Petro avait initialement proposé durant sa campagne.
Obtenir une telle avancée dans un pays où élites et mafias organisent de concert la spoliation de la nation avec le soutien de Washington constituait une prouesse. Elle aurait même pu faire oublier l’échec du projet de réforme du système politique, qui visait à limiter le poids des financements privés (par le patronat ou les narco-trafiquants) des campagnes électorales, et inciter M. Petro à réduire la voilure. Mais il avait promis davantage : dans les domaines de la réglementation du travail (réduction de l’informalité, renforcement des syndicats), des retraites (dans un pays où seul un quart de la population perçoit une pension) et de la santé (visant, notamment, à libérer le système d’une logique de marchandisation qui profite davantage au secteur privé qu’aux malades). C’est sur cette dernière question que ses adversaires décidèrent de déclencher l’affrontement : au sein du gouvernement, libéraux, conservateurs et membres du Parti de la U, auxquels l’accord de coalition avec M. Petro avait permis d’occuper des postes ministériels, affichent leur opposition au projet de réforme.
Pour bien des dirigeants de gauche, la sacro-sainte « quête de l’unité » aurait alors justifié un coup de barre à droite. Au prétexte que, pour une gauche se vivant comme nécessairement « de passage au pouvoir », il serait plus important de continuer à gouverner — quitte à le faire avec des adversaires — que de gouverner pour ses électeurs. Le 25 avril, M. Petro exige, lui, la démission des récalcitrants, qu’il remplace par des proches, plus à gauche : « Depuis des semaines, le changement pour lequel les gens ont voté était compromis par le comportement inadmissible et les chantages exercés par des chefs de partis traditionnels, justifie la sénatrice María José Pizarro. Notre pacte fondamental est avec les gens, pas avec les élites politiques accrochées à leurs privilèges. (5) » Le président mise sur l’insoumission (et, sans doute, la vénalité) de certains députés issus des partis libéral, conservateur et de la U pour trouver des soutiens législatifs à son texte. Avec de premiers résultats qui suggèrent que la tactique pourrait s’avérer opérationnelle. De sorte que les adversaires de M. Petro réagissent…
Défenestrer
Le 11 mai 2023, un groupe de vétérans publie un communiqué : « Nous sommes convaincus que [le gouvernement] met en danger l’indépendance économique de la Colombie, son développement et l’amélioration de la qualité de vie de nos concitoyens. » En particulier, le document s’alarme de « projets en cours d’examen au Congrès qui pourraient ébranler les fondements de notre État social. (6) »
Le lendemain, M. John Marulanda, un réserviste fondateur du parti Púrpura, composé d’anciens militaires, déclare : « Nous allons tout faire pour défenestrer un type qui fut guérillero. (7) » Il parle de M. Petro, ancien de la guérilla urbaine M19 dans sa jeunesse. Un groupe de militaires serait ainsi en train de réfléchir à priver le président de son mandat, explique-t-il en s’appuyant sur l’exemple du coup d’État qui chassa le président péruvien Pedro Castillo en décembre 2022 (8) : « Je crois que la Colombie marche dans les traces du Pérou. »
Depuis quelques temps, la presse — presque uniformément conservatrice — tentait de salir l’image de M. Petro en multipliant les articles détaillant un contentieux entre l’ancien ambassadeur de Colombie au Venezuela, M. Armando Benedetti, une conseillère du président, Mme Laura Sarabia, et une nourrice qui les aurait tous deux détroussés. Le 5 juin, la revue Semana, publie des écoutes téléphoniques dans lesquelles M. Benedetti menace de révéler que la campagne présidentielle de M. Petro aurait été financée par des narco-trafiquants. Aucun élément de preuve n’est avancé ; l’affaire n’en devient pas moins, pour la presse, « le plus grand scandale de corruption des dernières années », comme le souligne la journaliste Blanche Petrich. Laquelle s’amuse à une comparaison : « À la mi-mai, l’ancien chef du groupe paramilitaire le plus sanglant, Salvatore Mancuso des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), a comparu pour la première fois devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Au cours d’une audition qui dura des heures, il avoua avoir ordonné des massacres, des démembrements, des désapparitions et des vols de terre, le plus souvent en coopération avec l’armée. Les médias n’utilisèrent pas le mot de scandale. (9) »
Face à la réaction, le camp Petro... réagit. Le 7 juin, un groupe d’intellectuels et de dirigeants politiques de gauche publie un appel dénonçant le « coup d’État souterrain » qui menace M. Petro (10). Parmi les signataires, Noam Chomsky, le prix Nobel de la paix argentin Adolfo Pérez Esquivel, M. Guilherme Boulos (fondateur du Mouvement des sans toits, au Brésil), l’ancien dirigeant du Parti travailliste Jeremy Corbyn, l’ancien président équatorien Rafael Correa ou encore M. Jean-Luc Mélenchon. Selon eux, les adversaires du premier président de gauche de la Colombie « déploient le pouvoir institutionnel combiné des agences de régulation, des conglomérats médiatiques et de la branche judiciaire du pays pour mettre un terme à ses réformes, intimider ses partisan·es, renverser ses dirigeant·es et ternir son image sur la scène internationale. Depuis les bureaux de l’inspecteur général et du procureur général, Margarita Cabello et Francisco Barbosa ciblent activement les membres du Pacte historique. (…) Dans le cas du sénateur Wilson Arias, par exemple, Cabello (…) a déposé une demande de suspension du Sénat pour le “crime” d’avoir dénoncé les violences policières lors des manifestations nationales de 2021 : une violation flagrante de la jurisprudence établie par la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui empêche les organes administratifs tels que le Bureau de l’inspecteur général de démettre des élus de leurs fonctions. »
En douce
Le même jour, M. Petro demande à ses partisans d’organiser des manifestations dans tout le pays. Devant les dizaines de milliers de personnes réunies Place Simón Bolivar, à Bogotá, il prononce un discours offensif : « Le peuple qui a élu ce président reste avec lui et, tout comme ce président, il entend voir mis en œuvre le programme pour lequel il a voté. (…) [Nos adversaires] ont sorti ces mensonges [NDLR : les scandales liés aux écoutes de M. Benedetti] car il existe une stratégie, que nous devons comprendre pour nous y opposer. (…) Ils veulent isoler le gouvernement de son peuple, ils veulent instiller la méfiance chez nos partisans avec un premier objectif : faire capoter les réformes de justice sociale en discussion au Congrès et faire s’agenouiller ce Congrès face au grand capital. (…) Deuxièmement, une fois les réformes torpillées, si le gouvernement est isolé, ils veulent le détruire dans la Commission d’accusation [de la Chambre des représentants], pour faire exactement ce qu’ils ont fait au Pérou. C’est-à-dire mettre le président en prison et changer le gouvernement pour le remplacer par des gens que le peuple n’a pas choisis. Cela s’appelle un coup d’État en douce. (…) Ici, ce qui s’est passé au Pérou ne sera pas possible. Cette manifestation le démontre : s’ils essaient de détruire la démocratie, le peuple la protègera. (…) À partir de maintenant, il doit y avoir des assemblées populaires dans toutes les villes de Colombie. Pour discuter, pour gouverner. (…) L’heure est venue de gouverner, pour de vrai. »
Certains, à gauche, accusent le président de jeter de l’huile sur le feu en choisissant l’affrontement. Bref de provoquer la crise. L’intellectuelle brésilienne Iole Ilíada leur répond : « L’interprétation des phénomènes politiques qui impute à la victime les attaques de ses ennemis me posent problème. (…) L’initiative de la confrontation provient des partis qui, alors qu’ils faisaient partie du gouvernement, ont annoncé qu’ils ne voteraient pas une réforme centrale du pacte de gouvernement, une réforme qui n’avait rien de révolutionnaire. En réponse, Petro a décidé de surenchérir. (…) Je pense qu’attribuer au gouvernement la responsabilité [de la menace putschiste], c’est reprendre l’idée trop répandue que face à des ennemis puissants — et puissantes, les classes dominantes latino-américaines le sont — il nous faudrait agir avec calme, ne surtout pas sur-réagir. Or, je ne sais pas bien comment on change les choses avec une stratégie de ce type. (11) »
Renaud Lambert
(1) Discours de M. Gustavo Petro, le 7 juin 2023, Bogotá.
(2) Lire Renaud Lambert, « La graine et le démon », Manière de voir n°185, octobre-novembre 2022.
(3) Lire Franck Gaudichaud, « Au Chili, le pari de la Constitution », Le Monde diplomatique, avril 2021.
(4) Forrest Hylton et Aaron Tauss, « Colombia en tiempos de Petro. Expectativas de cambio y riesgo de “empate catastrófico” », Nueva Sociedad, n°135, Buenos Aires, mai-juin 2023.
(5) Cité par Marie Delcas dans « En Colombie, Gustavo Petro opère un virage à gauche par un remaniement ministériel », Le Monde, 27 avril 2023.
(6) « “Peligra la independencia económica de Colombia” : dicen veteranos de la marcha en documento », Cambio, Bogotá, 11 mai 2023.
(7) « “Defenestrar” a Petro : la impresionante hoja de vida de John Marulanda, el coronel retirado que está en el ojo del debate », Cambio, 12 mai 2023.
(8) Lire Aníbal Garzón, « Au Pérou, le coup d’État permanent », Le Monde diplomatique, janvier 2023.
(9) Blanche Petric, « Rechazan en Colombia el golpe blando que se gesta contra Petro », La Jornada, México, 8 juin 2023.
(10) « Un coup d’État souterrain est en cours en Colombie », L’Humanité, Saint-Denis, 7 juin 2023.
(11) « Colômbia a caminho de um golpe contra Petro ? », émission « Outubro » n°144, Opera Mundi, 8 juin 2023.
(1) Discours de M. Gustavo Petro, le 7 juin 2023, Bogotá.
(2) Lire Renaud Lambert, « La graine et le démon », Manière de voir n°185, octobre-novembre 2022.
(3) Lire Franck Gaudichaud, « Au Chili, le pari de la Constitution », Le Monde diplomatique, avril 2021.
(4) Forrest Hylton et Aaron Tauss, « Colombia en tiempos de Petro. Expectativas de cambio y riesgo de “empate catastrófico” », Nueva Sociedad, n°135, Buenos Aires, mai-juin 2023.
(5) Cité par Marie Delcas dans « En Colombie, Gustavo Petro opère un virage à gauche par un remaniement ministériel », Le Monde, 27 avril 2023.
(6) « “Peligra la independencia económica de Colombia” : dicen veteranos de la marcha en documento », Cambio, Bogotá, 11 mai 2023.
(7) « “Defenestrar” a Petro : la impresionante hoja de vida de John Marulanda, el coronel retirado que está en el ojo del debate », Cambio, 12 mai 2023.
(8) Lire Aníbal Garzón, « Au Pérou, le coup d’État permanent », Le Monde diplomatique, janvier 2023.
(9) Blanche Petric, « Rechazan en Colombia el golpe blando que se gesta contra Petro », La Jornada, México, 8 juin 2023.
(10) « Un coup d’État souterrain est en cours en Colombie », L’Humanité, Saint-Denis, 7 juin 2023.
(11) « Colômbia a caminho de um golpe contra Petro ? », émission « Outubro » n°144, Opera Mundi, 8 juin 2023.

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