L’écriture est entrée depuis longtemps dans le cadre de vie des Amérindiens, même chez ceux qui n’ont jamais connu l’école et conservent la tradition orale, tant sont présents les objets qu’elle marque, sacs en papiers, boites de conserve, publicités... Il n’y a donc rien d’étonnant qu’ils aient sur elle un point de vue original. Et ils le manifestent d’autant plus volontiers lorsque leur interlocuteur est un ethnologue, qu’ils voient sans cesse écrire. Le titre donné à ces pages donne le ton, extrait d’une étrange réflexion de Too’tora Püshaina, une chamane guajiro qui m’expliquait la spécificité de sa fonction au moyen de l’idée qu’elle se faisait de l’écriture. Ses paroles nous invitent à cerner mieux un regard étranger sur notre propre culture, une pensée "autochtone" qui, s’appuyant sur les représentations traditionnelles, interprète des données nouvelles et dévoile ainsi certains de ses fondements.
Des signes venus d’ailleurs
Pour les Guajiro, être chamane, c’est pouvoir communiquer à volonté avec le "monde-autre", monde invisible peuplé de dieux, d’esprits, de spectres et d’ancêtres de toutes sortes. C’est recevoir de lui des messages révélant l’origine des infortunes ou prédisant l’avenir. C’est savoir se mettre en relation avec les êtres "surnaturels" qui déterminent les destins des hommes et du monde.
Par analogie à cette conception chamanique, bien des Guajiro attribuent le pouvoir des Blancs à l’écriture. Les signes tracés sur le papier seraient des messages venus d’ailleurs, d’un monde surnaturel propre aux Blancs, qui n’auraient pour les saisir qu’à "faire parler le papier" ou à "parler avec le papier", selon les expressions traduisant l’action de lire. "Ca écrit dans notre main" comme "ça parle dans la bouche ou dans la tête des chamanes" : voilà ce qu’imaginait Too’tora Püshaina. D’ailleurs, pour conclure son parallèle entre sa "chamanerie" et mon écriture, elle ajoutait : "- Toi aussi, comme moi, tu es pülashi, tu as des pouvoirs surnaturels". Elle suggérait même que le monde surnaturel que m’ouvrait l’écriture était plus fort que le sien, qui s’ouvrait en elle lorsque, buvant le jus de tabac et jouant du hochet, elle incorporait ses esprits auxiliaires.
Un flot discontinu
"Toi, tu écris toutes les choses.
Nous, nous écrivons le nom des choses avec la langue.
Nous ne les voyons sur aucun papier.
Ils sont là, dans notre gorge.
Ils sont nos paroles, ils sont ce que nous disons..."
Dans cette autre réflexion, la chamane Too’tora Püshaina oppose l’écriture, fixée sur le papier, extérieure au corps humain, à la parole, émanant de son intérieur, intimement associée à son corps. Mais elle projette aussi sur l’écriture la conception implicite que les Guajiro ont du langage, considèrant que "ce qui sort de la bouche", les paroles, sont comme une sorte de matière invisible s’écoulant en un flot discontinu, en nappes séparées par des silences. Lorsque je travaillais pour la première fois avec de jeunes Indiens pour transcrire des mythes enregistrés au magnétophone, je fus frappé par leur incapacité à découper les phrases en petites unités. Ils s’étonnaient que je revienne sans cesse en arrière, jusqu’à ce qu’ils prennent conscience d’une possibilité jusque-là insoupçonnées : celle de diviser les phrases en mots. A l’écrit, les Guajiro supposent des propriété comparables, ce qu’ils montrent indirectement en attribuant au même mot le sens de "papier" ou de"carton" - la matière sur laquelle s’inscrit l’écriture - et celui de "livre", "journal", "missive" - c’est-à-dire de toute surface présentant des zones couvertes de lettres ou de chiffres. L’écriture, comme le papier, s’écoulerait d’un émetteur invisible, d’une source inconnue d’eux...
La chamane Too’tora Püshaina avait aussi conscience qu’il s’agissait, entre l’écrit et l’oral, de deux capacités très inégales de mémoire. Je suis là, face à elle, avec mes cahiers, du côté d’un savoir détaché, permanent, matérialisé, quasi illimité. Miraculeusement, en relisant mes notes, je peux lui répéter, mot pour mot, ce qu’elle me racontait il y a fort longtemps. Elle est du côté de l’oral, fugace, limité par les limites mêmes de son corps, de sa bouche, de sa gorge, de sa mémoire.
Des médecins sans mérite...
"C’est avec le tabac que la connaissance vient aux chamanes.
Ils n’ont pas besoin de papier, comme le médecin blanc,
pour reconnaître drogues et maladies.
Ils savent à cause de leurs esprits auxiliaires..."
Déplorant une concurrence des médecins qu’il juge déloyale, cet autre chamane, Seetuma Püshaina, tempère l’analogie précédente et renverse même l’argument. Il oppose le savoir ordinaire, accessible à tous, comparable à notre idée de culture générale ou de savoir-faire, au savoir émanant directement du monde-autre, qui révèle la vérité cachée du monde. Ce savoir, les médecins ne l’ont pas, affirme Setuuma, puisqu’ils doivent faire appel, dans leurs pratiques, à ces intermédiaires externes, les livres. Finalement, suggère-t-il, les chamanes guajiro sont plus forts puisqu’ils atteignent des résultats comparables sans l’aide "du papier". Ils sont en tout cas beaucoup plus méritants, puisque pour eux tout vient des esprits qu’ils reçoivent en eux au terme d’un travail sur leur corps, tout émane de leur intérieur, de leur ventre.
Cette opposition entre l’intériorité du savoir chamanique et l’extériorité de l’écriture, significative dans la pensée guajiro, l’est plus explicitement encore dans d’autres sociétés indiennes. Témoin en est cet épisode d’un mythe des Indiens Tatuyo du Vaupès, recueilli par P. Bidou, qui conte cet événement originaire :
"Hïgê, le héros culturel, attrapa des papillons et se mit à les peindre.
Sur les uns, il peignit des chiffres et des lettres.
Et il les laissa aller, pour que les Colombiens puissent écrire sur du papier.
Les autres, il les mangea..."
Un pouvoir de création
Les Guajiro associent également à l’écriture un pouvoir créateur. Un curieux prolongement du mythe de l’origine des être vivants en témoigne indirectement. L’action se situe après que les hommes, nouvellement créés par le héros culturel Maleiwa, aient été répartis. D’un côté émergèrent les Guajiro, dans leur territoire actuel, de l’autre les Blancs, beaucoup plus loin.
Ainsi le raconte Shatüi Uliyuu :
"Puis Maleiwa partit à Caracas, où avaient émergé les Blancs.
Là-bas, dans de grands registres, il écrivit les noms des gens et des lieux.
En ce temps-là, la terre de Maracaibo était inhabitée.
De Caracas, Maleiwa envoya les Blancs à sa recherche.
Ils partirent dans un bateau en emportant un des registres...
Alors, ils rencontrèrent cette terre.
Depuis, il y a beaucoup de Blancs à Maracaibo...
Les Blancs sont savants car ils ont trouvé les registres.
Nous les Guajiro, nous ne savons rien..."
L’écriture du nom de Maracaibo dans un registre permit son existence, dit le mythe. Comme si les noms, une fois écrits, anticipaient les choses et prenaient corps. De cette idée découle la position ambiguë des Guajiro face aux Blancs : les Blancs ont des pouvoirs "surnaturels"’, des pouvoirs pülasü, mais ces pouvoir leur viennent de l’écriture qui leur fut donnée de surcroît par Maleiwa, avec les registres. Par l’intermédiaire de l’écrit, les Blancs ont accès à la création des choses. De là vient leur pouvoir démiurgique. Voyant les signes des choses, ils peuvent ensuite les créer, aussi facilement qu’ils créèrent Maracaibo.
Tous les savoirs possibles seraient déjà dans l’écriture, une hypothèse se rapprochant d’ailleurs de celle du "problème de la ligne imprimée", repris par le physicien G. Gamov (Un deux trois,...l’infini, Dunod, 1963 : 11-14) : une machine capable de faire toutes les combinaisons possibles avec les lettres de l’alphabet et les signes de ponctuation "imprimerait tout ce qui a été écrit depuis que l’homme a commencé à écrire" et "tout ce qui doit être imprimé dans les siècles à venir...Nous trouverions les découvertes scientifique de l’avenir, ..., les détails sur les accidents de circulation interplanétaire pendant l’année 2355...".
Mémoire et pouvoir
"Tu as bien écrit ce que nous t’avons raconté.
Ainsi notre nom sera dans les livres, il ne sera pas perdu à jamais..."
En langue guajiro, "avoir un nom qui va loin" désigne la célébrité, qui est donc liée à l’espace, plus qu’à la durée. C’est le cas dans nombre de sociétés sans écriture. Cela est d’autant plus vrai dans la société guajiro qu’un tabou empêche de nommer un défunt et favorise donc l’oubli du nom après la mort.
Au contraire, les livres ouvrent la dimension du temps et peuvent donner l’illusion de l’immortalité. Iisho Jayaliyuu l’a bien compris, qui prononça les paroles ci-dessus. Elles le concernaient d’autant plus que le pouvoir métis avait depuis quelques décennies amoindri son pouvoir traditionnel et terni sa renommée. L’idée que son nom , "qui n’allait plus très loin" puisse apparaître dans un livre - celui de l’ethnologue - contribua alors, outre des affinités profondes, à l’intérêt immense qu’il me porta. Pour Iisho déjà, comme pour d’autres Guajiro aujourd’hui, une perspective historique, liée à l’écriture, prenait le pas sur une conception cyclique du temps qui fait de l’oubli des morts, de leur assimilation par des dieux essentiels, et de leur retour sur la terre sous la forme anonyme de pluies ou d’esprits pathogènes, la condition nécessaire pour que la société se reproduise et perdure.
Le nom des morts...
Est-ce un vœu de pérennité, plus qu’une simple imitation des pratiques occidentales, qui pousse aujourd’hui les Guajiro à inscrire les "noms chrétiens" des défunts et la date de leur mort sur les caveaux en ciment où ils sont maintenant déposés lors du premier enterrement ? En admettant que cette inscription soit une écriture, une question se pose. A qui s’adresse-t-elle, puisque la majorité des gens qui la voient sont illettrés ? Si elle devait être lue, la marque clanique, lisible par tous, aurait dû être préférée au nom chrétien. Or, je n’ai jamais vu la moindre marque de clan sur une tombe. Cela confirme la signification limitée de ces signes : de simples marques de distinctions, de richesse ou de modernité empruntées au monde occidental.
Dans tous les cas, on peut mesurer le chemin parcouru depuis cette époque où des Blancs à l’esprit conquérant pratiquèrent envers les Guajiro l’arbitraire et la violence symbolique par le biais des noms étrangers imposés à leurs nouveau-nés, et consignés dans des registres paroissiaux : ce sont maintenant les Indiens qui sollicitent l’aide des Blancs ou des métis pour inscrire sur le ciment frais le nom chrétien de leurs morts. Et, fascinés, tous veulent assister lors des funérailles, à ce rite d’écriture.
De même, dans leur art textile, les Indiennes kuna (1) du Panama ne font de l’écriture qu’un usage purement décoratif. Mais depuis longtemps, les lettres de l’alphabet qui ont inspiré certains de leurs motifs décoratifs, dont l’origine est souvent oubliée, sont réinterprétées selon la tradition : le motif du S devient motif du serpents, celui du C, motif du couvercle de la poêle. Ou bien, inversement, pour ceux qui ont fait le voyage en ville et appris l’alphabet, un motif représentant schématiquement un élément décoratif traditionnel, par exemple un serpent enroulé, sera interprété par les jeunes aujourd’hui incultes comme la lettre O.
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Bref, du côté guajiro, la mythologie et le chamanisme, ces arts de l’oral et du corps qui pallient une capacité limitée de mémoire et l’absence de "la Science", sont peu compatibles avec l’écriture, qui soutient indéfiniment celles-ci. Du côté kuna, la scolarisation et l’apprentissage du dessin a tendance, dans un premier temps au moins, à tarir l’élan créateur des femmes kuna.
Ceci tuera-t-il cela ? Douloureux dilemme pour l’ethnologue qui peut difficilement condamner ce qu’il pratique sans cesse pour aider à mieux comprendre et mieux respecter ces peuples que l’on dit "premiers" : dire, par l’écrit, ce qu’il pense que ces autres pensent...